« Je rêve beaucoup » confie Hyunsun Jeon. Dans ses toiles, elle tente de restituer les sentiments diffus qui persistent au réveil, quand ce qui reste des songes se résume à des impressions, des couleurs et des formes hybrides, synthèses impossibles de souvenirs réels. Mais la peinture de Jeon, pour onirique qu’elle soit, est surtout animée par une recherche concrète : qu’est-ce qu’une image, qu’est-ce que la représentation ?
Depuis les peintures d’autel dans l’Italie et les Pays-Bas du XVe siècle, la fenêtre ouvre sur un paysage et raconte une histoire qui complète ou illustre la scène principale. Au XXe siècle, Matisse en fait une allégorie de la peinture même ; chaque toile est une fenêtre ouverte sur le monde intérieur de l’artiste. Chez Hyunsun Jeon, la fenêtre divise la composition et permet des niveaux de lecture et d’interprétation différents. Les sujets qui s’y déploient prennent leur source dans sa mémoire et son imagination : des souvenirs de contes, repris de ses peintures plus figuratives datées de 10 ou 15 ans plus tôt, apparaissent ici dans des effets de couleurs et matières singuliers.
Les contours saccadés révèlent l’intérêt de Jeon pour la pixellisation. Les images qui nous entourent depuis une trentaine d’années sont essentiellement numériques. De la fin des années 80 au début des années 2000, elles étaient marquées par une imprécision des contours, un nombre de carrés (pixels) d’abord limité et qui n’a cessé d’augmenter au fil des progrès de la technologie. Plus jeune, Hyunsun Jeon voyait dans ses jeux-vidéos des formes et des espaces structurés par ces pixels, qu’elle restitue aujourd’hui dans un jeu de superposition des images et des matières. Sur la toile, les figures géométriques et les aplats de couleurs laissent apparent le processus technique qui les a fait advenir : il devient le sujet même de la peinture.
Cette déconstruction et reconstruction de l’image numérique est au cœur des préoccupations d’une nouvelle génération de peintres. Chez Jeon, l’exploration des limites de la représentation se prolonge par la question de la disposition concrète de la toile dans son espace. Elle a pris pour habitude d’assembler ses tableaux en structures murales ou autoportantes, sans que cela devienne une contrainte, car elle consent que chaque œuvre puisse être vue et accrochée individuellement. Posées verticalement au sol, les toiles sont assemblées par des charnières et s’apparentent à des paravents. Au mur, des peintures de différents formats sont juxtaposées de façon décalée, décentrée, renforçant l’effet de distanciation. Le titre « Here and There », ici et là, évoque les différents plans à l’intérieur des peintures, du proche au lointain, mais aussi le contraste entre l’espace du regardeur et celui du tableau : « ici » désignant le lieu actuel, celui de l’exposition, et « là » renvoyant à l’univers imaginaire déployé sur la surface de la toile.
Il s’agit de la première exposition personnelle de l’artiste en France. Hyunsun Jeon a été remarquée dans plusieurs expositions collectives en Corée (Seoul Museum of Art, 2023 ; Songeun, 2023 ; Leeum Museum, 2022) et les galeries Gallery2 (Séoul) et Esther Schipper (Berlin) lui ont consacré plusieurs expositions personnelles. Elle a fait partie des trois finalistes du prix Jean-François Prat de 2024 à Paris. En 2025, elle est choisie pour une commande de la vitrine Hermès à Séoul (The Forest of Drawing, curateurs : Hye Jo Yum et Karlee Han) et en octobre prochain, plusieurs de ses peintures seront incluses dans Colors of Korea, une exposition collective présentée au Centre Culturel Coréen de Paris.
Née en 1989 à Séoul, elle vit et travaille sur l’île de Jeju (Corée du Sud).